samedi 2 janvier 2010

L'école BENSEMMANE : Hadj Omar BENSEMMANE et son fils Yacine 1969

Extrait intégral des "Mémoires" Par Hadj Moulay BENKRIZI

Dans un autre ordre d’idées, et d’un point de vue plus personnel, il y a lieu de signaler l’initiative de ce brave Hadj Mohamed Bensemmane qui décida en cette année 1969 de venir me rendre visite à Mostaganem comme il le faisait si gentiment depuis 1966.

Mais cette fois il eut l’idée de se faire accompagner par un monsieur d’un certain âge et le fils de celui-ci, un jeune adolescent d’une quinzaine d’années tout au plus

En ce qui me concerne, il ne s’agissait que d’une simple visite d’amitié et, ne connaissant pas les deux amis de Hadj Mohamed, je dois avouer très franchement que j’étais loin, très loin d’apprécier à sa juste valeur l’aubaine que représentait pour moi, et par ricochet, pour l’Association, cette visite inespérée.

Comment aurai-je pu me douter en effet de l’importance de ce personnage qui en réalité -- (je le saurai bien plus tard) – était l’un des derniers survivants à avoir travaillé et posé pour la postérité, aux côtés des plus grandes sommités de la musique andalouse comme les cheikhs Mahieddine Lakehal, Mohamed Ben-Teffahi et les Frères Mohamed et Abderrezak Fakhardji pour ne citer que les plus connus
Il s’agissait en fait de Hadj Omar Bensemmane , cousin germain de Hadj Mohamed, et son fils Yassine.

En plus d’une simplicité et d’une gentillesse à toute épreuve, Hadj Omar était ce qu’il était convenu d’appeler « une référence » connue et reconnue dans tout Alger en matière de musique classique andalouse qu’il enseignait à titre bénévole au niveau de son propre domicile de Bologhine . Donc parmi ses élèves les plus doués et les plus réceptifs, il y avait bien sûr le jeune Yassine qui avait réussi à assimiler en un temps record un nombre impressionnant de noubas qu’il chantait d’ailleurs avec une voix douce et juvénile tout en s’accompagnant au piano.

Mais contrairement à 1966, cette fois nous avions la chance de disposer d’une structure adéquate et opérationnelle avec la prestigieuse Section de Musique Andalouse du Cercle du Croissant qui entreprit aussitôt de tirer profit de la situation en organisant tous les soirs, pendant une semaine environ, un repas dans l’intimité suivi d’un concert au domicile de chacun de nous, à tour de rôle.

C’est ainsi qu’après le repas auquel étaient conviés évidemment tous les membres de la Section, un grand orchestre se formait autour de Hadj Omar au violon alto, Hadj Mohamed à la mandoline et Yassine au piano pour une succession ininterrompue de noubates dont certaines étaient inédites ou très peu connues.

Bien sûr, arrivés au terme de leur séjour parmi nous, il nous arrivait d’éprouver un sentiment de regret à l’idée de la séparation, mais il fallait bien convenir qu’avec quatre ou cinq heures d’enregistrement par soirée, sur bande magnétique, notre répertoire avait réussi à accumuler une « provision » inestimable propre à nous assurer un parcours qui ferait pâlir bien des professionnels chevronnés.

Et là, il n’est peut-être pas inutile de souligner que c’était vraiment la première fois que l’occasion se présentait pour moi de pratiquer la nouba au sens strict et d’assouvir une soif inextinguible comme il ne m’avait jamais été permis de le faire. J’avais l’impression d’entrer enfin de plain-pied dans le monde subtil et virtuel de la grande musique comme on entre dans les Ordres, c'est-à-dire avec une émotion et une sorte d’extase qui vous portent aux nues au point de vous faire perdre tout sens des réalités.

Après le départ des invités, nos répétitions reprenaient leur rythme habituel, mais désormais, nous disposions de la matière première qui nous faisait tellement défaut. Ainsi la voie nous était grand ouverte pour progresser et aller de l’avant. L’horizon s’était considérablement élargi, et cela je le devais bien évidemment à Hadj Omar, son fils Yassine et son cousin Hadj Mohamed qui eut l’idée géniale de nous mettre en relation. D’autant plus que cette expérience allait se répéter l’année suivante dans les mêmes conditions et avec les mêmes dividendes pour mon niveau en la matière, c'est-à-dire une moisson impressionnante de noubates toutes plus belles les unes que les autres.

Je n’oublierai jamais la joie indicible qui se lisait sur son visage angélique en m’apercevant sur le pas de la porte de sa villa à Bologhine lorsque je lui rendis une visite de courtoisie, quelque deux années plus tard. Brave Hadj Omar !

Il eût voulu me retenir à déjeuner, et j’eus toutes les peines du monde pour lui faire admettre qu’il me fallait absolument rentrer à Mosta le jour même, non sans avoir pris quand même un bon café avec lui dont seules les authentiques Algéroises détiennent le secret.

Néanmoins, devant acquérir un violon alto pour le compte de notre jeune orchestre, je lui ai demandé d’avoir la gentillesse de m’accompagner chez les Ets Lamri situés Rue de Tanger aux fins de tester les qualités de l’instrument que celui-ci m’avait proposé. Bien sûr, il accepta de bon cœur, et c’est sur son précieux conseil que je fis l’acquisition du tout premier alto du Nadi pour la coquette somme de mille six cents dinars. Il est évident que sa grande maîtrise dans ce domaine et ses exigences fortement éclectiques constituaient pour nous le meilleur gage quant à la fiabilité de la transaction que je venais de réaliser.

Ce devait être malheureusement la dernière fois que je revoyais mon cher Maître. Il était déjà sur le point de quitter ce bas monde si injuste et cruel, si prompt à jeter aux oubliettes ceux qui l’ont servi avec la plus grande ferveur. Sur ce point je préfère céder la parole à la presse qui proclamait très justement :

« La Musique Andalouse : Un parent pauvre ? Le 2 Février dernier, une notice nécrologique parue dans notre confrère’’El-Moudjahid’’ annonçait le décès de Hadj Omar Bensemmane. Qui eût pu se douter, à part un cercle restreint de familiers, que ce jour-là disparaissait dans le plus complet anonymat –(comme le furent hier Si Mohamed Lekehal d’Alger, Cheikh Hassouna de Constantine etc…) – l’une des dernière’’ phonothèques vivantes’’ dépositaires d’un riche patrimoine culturel, celui de la musique classique dite andalouse ?

Cordonnier de son état premier, Hadj Omar Bensemmane eut la chance de recevoir dans son échoppe –(sise dans l’ancienne Rue Eugène Robe à Bab El-Oued)—certains maîtres parmi les plus réputés de la musique andalouse, à ne citer que Laho Sror, connu pour être le disciple du grand Sfindja. A leur contact, H. O. Bensemmane allait apprendre, et sa mémoire ‘’emmagasiner’’ un lot important de touchias et de morceaux du répertoire classique, qui en firent dans ce domaine, surtout après l’Indépendance de notre pays, la source la plus précieuse à laquelle s’abreuvèrent ou se référèrent nombre de musiciens et de chanteurs de l’Ecole d’Alger. Le T.N.A., pour les besoins de l’école de Bordj El-Kifan, et l’association ‘’El-Fen Oual-Adab’’ sollicitèrent un moment son concours mais, malade, il ne put le leur assurer.

Aujourd’hui, une vingtaine de jours après sa disparition, ceux qui l’ont côtoyé et qui lui doivent beaucoup remarquent amèrement que les responsables chargés de veiller à la sauvegarde et à la conservation de cette musique n’ont pas fait grand-chose pour ‘’creuser’’ au cœur de cette mine précieuse et ‘’récupérer’’ des trésors sans doute à jamais engloutis. Et d’élargir le champ de leur déception en mettant en avant la situation lamentable et indigne dans laquelle vivent certains autres ‘’maîtres’’, lesquels ont pourtant tant donné d’eux-mêmes, de leur santé et de leur temps, pour la défense et la survie de la musique andalouse. N’existe-t-il donc aucun moyen pour les amener à une collaboration et une contribution profitables en faisant d’une pierre deux coups : leur offrir un terrain d’action, dans le cadre de l’Institut National de Musique par exemple, et les abriter en même temps du besoin pour le restant de leurs jours ? Un problème qui mérite réflexion et solution.

Comme méritent de retenir notre attention, en rapport ou dans le prolongement de ce qui a été précédemment développé, les propos tenus par M. Serri, chanteur algérois bien connu : ‘’Si Hadj Omar Bensemmane faisait partie de ces amateurs (dans le sens le plus large par opposition aux professionnels) de la lignée de Si Mohamed Ben-Teffahi, qui donnaient sans rien attendre en retour, et dont le rôle dans la sauvegarde et la propagation de notre art musical a été plus déterminant que celui des grands maîtres. Si ces amoureux au grand cœur, de la musique sont parfois inconnus du public, ils ne le sont pas de nos artistes. C’est auprès d’eux que des chanteurs connus ont, bien souvent, enrichi leur répertoire d’œuvres oubliées, comparé leurs connaissances et recherché la référence devant leur permettre de mieux authentifier certains morceaux.

Ils sont partis un à un, entourés du silence de l’anonymat, emportant dans l’oubli total et irrémédiable quelques fragments de ce magnifique héritage. Et nous assistons, impuissants et résignés, à cette lamentable érosion. Dans un pays où l’on attache du prix à tout ce qui contribue à l’enrichissement de ses valeurs nationales, la disparition de ces ‘’phonothèques vivantes’’ ne serait pas passé inaperçue et toute les conséquences en auraient été tirées. Force nous est, hélas de constater qu’il en est autrement chez nous.

Cet état de fait nous permet encore aujourd’hui de nous poser la question quant au devenir de notre musique. Dans le domaine de la conservation, rien n’a été fait et il ne semble pas que l’on ait entrepris quoi que ce soit pour ce faire. Quant à sa diffusion, il est facile de constater que notre musique est traitée en parent pauvre et que nos chanteurs et musiciens qui ont fait sa gloire à l’époque où notre personnalité était contestée, sont mis à l’écart ou servent de marionnettes occasionnelles pour les besoins des festivals et semaines culturelles, en attendant qu’ils disparaissent à leur tour, laissant le champ libre à la prolifération d’un art hybride copié ou inspiré d’ailleurs, dans lequel nous ne retrouvons ni notre âme ni l’affirmation de nous-mêmes.

Le mépris affiché – comme d’autres domaines d’ailleurs – à l’égard de l’art algérien et des artistes nationaux est justifié par le fait que des groupes artistiques ou des artistes étrangers sont souvent sollicités pour ‘’rehausser’’ des manifestations ou ‘’meubler’’ nos activités à caractère local ou national, sans contrepartie pour l’Algérie. Il suffirait d’en faire un inventaire et d’établir une comparaison.

Quant à nos échanges culturels avec les pays ayant conclu des accords avec nous dans ce sens, c’est un chapitre qui mériterait d’être revu sérieusement. La situation qui est actuellement faite à notre musique et à ceux qui la pratiquent, est telle qu’il s’agit de savoir – et nous sommes en droit de le savoir – le rôle qui lui est assigné dans le processusde recouvrement de notre personnalité et l’importance qui lui est dévolu.

Une réponse doit être donnée, car l’une des causes essentielles du marasme que nous connaissons est l’absence d’une orientation claire dans le domaine qui nous préoccupe.

L’élaboration d’une charte à ce sujet, à l’instar de celles établies dans les autres secteurs, nous éclairerait sans doute et définirait notre position ». (Fin de citation).


Quel réquisitoire implacable prononcé par un organe de presse sous tutelle de l’Etat – (en 1972 la presse privée ou indépendante n’était pas encore à l’ordre du jour) -- Il ne faut pas être dupe. Quelle parade pourrait être invoquée pour amortir les terribles coups de boutoir assénés à juste titre par l’un des dépositaires les plus prestigieux et les mieux qualifiés d’un patrimoine culturel en perdition ?

Il faut ajouter que cet article a été habilement illustré par une photo de la célèbre Société « El-Djazaïria » prise lors de sa fondation en … 1930 avec les figures de proue de la grande époque parmi lesquelles on reconnaît : Mahieddine Lekehal, Mohamed Ben-Teffahi, les Frères Mohamed et Abderrezak Fakhardji et … le regretté Hadj Omar Bensemmane bien entendu.

Ainsi, au-delà du vibrant hommage rendu à ce dernier par Sid-Ahmed Serri, c’est tout le secteur de la musique nationale et son destin qui sont soulevés dans cette publication étatique dont l’impartialité à ce sujet ne saurait être sujette à caution.

Et telle une tragédie shakespearienne le rideau tomba, dans l’indifférence quasi générale au terme de l’acte final d’une vie simple et sans fracas mais combien riche et féconde, d’un homme hors du commun que seuls ceux qui ont eu la chance de l’approcher et de le connaître sauront apprécier sa valeur.

Mais il est des êtres qui ne meurent pas. Hadj Omar était de ceux-là. Il restera présent à jamais dans nos cœurs par le souvenir qu’il a laissé et l’œuvre pour laquelle il a sacrifié toute sa vie. Puisse-t-il reposer en paix !

1 commentaire:

  1. Extrêment passionnant et je vous encourage à continuer de publier l'histoire ncore peu connue et relayée de la musique andalouse algéroise et algérienne dans son ensemble. La diaspora n'est pas encore totalement pénétrée de cette histoire culturelle.
    Encore félicitations et encouragements!!
    Une cousine du jeune Yassine de l'époque...

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