dimanche 3 janvier 2010

1964-1965 Une année Algéroise forcée

Extrait "Mémoires" Par Hadj Moulay Ahmed BENKRIZI

Aussi, j’ai dû m’imposer, à mes dépens, un rythme de travail infernal jusqu’au mois de Mai 1964 date à laquelle je fus affecté à Alger « pour une période indéterminée » auprès de l’Administration Centrale, au sein même du Ministère installé à l’époque au Palais du Gouvernement. Entre parenthèse, je dois souligner que cette décision arbitraire et inique était motivée officiellement par des raisons « objectives » pour « nécessités impérieuses de service ».

Quoi qu’il en soit, ce détachement trop bien calculé allait se prolonger sur une période de seize mois. Période que j’ai décidé de mettre à profit pour me frotter au gratin de ce que pouvait compter Alger en matière de musique andalouse et qui se trouvait pour l’heure, concentré au sein de la prestigieuse Association « El-Djazaïria-Mossilia » dont le local venait d’être inauguré au N° 27 de la Rue Harrichet (ex-Mogador), juste derrière les grands magasins des Galeries Algériennes de la Rue Didouche Mourad.

Donc ne serait-ce que de ce point de vue, l’injustice flagrante qui s’était abattue sur ma carrière administrative et professionnelle dans l’Algérie indépendante allait au moins être compensée par un élément positif en ce sens qu’elle ne manquerait pas d’être à l’origine de tout un processus dont j’étais à cent lieues d’imaginer l’impact sur mon avenir et peut-être même sur toute mon existence. Ainsi, et une fois de plus, c’était contraint et forcé que j’ai pris en ce printemps de l’année 1964 mes fonctions au Palais du Gouvernement, tandis que mon nouveau domicile était situé à quelques longueurs de là, au N° 15 de la Rue Desfontaines adjacente au Boulevard Mohamed V.

Les jours s’étiraient dans une morosité éprouvante qui s’explique facilement par la séparation familial et le sentiment d’impuissance face à l’abus de pouvoir des nouveaux responsables qui avaient vite fait de s’emparer des leviers de commande. Heureusement que dans le nouveau service auquel j’étais affecté, j’ai retrouvé une vieille connaissance de Mostaganem en la personne de mon ami, le regretté Si M’hamed BENBERNOU, ancien collègue muté à Alger sur sa demande quelques années plus tôt, et qui fut tout surpris de me voir débarquer au Ministère des Finances.

Cette rencontre inespérée avait au moins pour effet d’atténuer un tant soit peu l’amertume de la nostalgie que j’éprouvais déjà, et c’est non sans plaisir que lui aussi semblait partager ce sentiment.

C’est tout à fait par hasard que je lui ai proposé un jour de m’accompagner au local de l’Association-phare El-Mossilia, je dirais plutôt « en curieux » beaucoup plus qu’en … « croyant ». Je dois dire que c’était la toute première fois que j’entrai dans ce haut lieu de l’art andalou et c’est non sans une certaine appréhension que je m’apprêtais à engager le contact avec ceux qui étaient considérés comme les dépositaires légitimes d’un héritage séculaire légué par plusieurs générations de maîtres tous plus prestigieux les uns que les autres.

Il convient de signaler que cette institution mythique n’était pas encore structurée pour les besoins d’un enseignement sérieux et rationnel de la musique andalouse comme aujourd’hui ; mais on peut dire qu’après les terribles épreuves inhérentes à la Guerre de Libération toute proche, elle était en pleine mutation pour de nouvelles perspectives imminentes. Pour l’heure les cours étaient répartis sur deux groupes fondés essentiellement sur l’âge des protagonistes entre « enfants » et « adultes ».

Composé d’une trentaine d’éléments, le premier groupe était coiffé par le regretté Hadj Abdelkrim M’HAMSADJI, le célèbre mandoliniste de la R.T.A., tandis que le second ne comptait qu’une dizaine de personnes dirigées par le regretté Hadj Mohamed BENSEMMANE à la mandoline également.

Aussi, doté de bases très solides tant du point de vue de la maîtrise instrumentale qu’en matière de connaissance spécifiques de l’art de Ziryab, c’est sans difficulté que je fus intégré illico presto dans le groupe des adultes sous la férule donc de Hadj BENSEMMANE qui, soit dit en passant, me témoignera une amitié sans faille même après mon retour à Mosta.

Je participais donc avec une assiduité rigoureuse aux répétitions qui se déroulaient souvent en présence du Maître Abderrezak FAKHARDJI en personne, lequel n’hésitait pas à nous accompagner de temps en temps à la derbouka, lorsque le besoin se faisait sentir. Quelle modestie chez le Maître ! Et quel honneur pour nous !

A ce sujet, il importe d’apporter ici deux précisions essentielles de nature à éclairer le lecteur sur un certain nombre d’interrogations qui ne manqueront pas d’être soulevées éventuellement :

1. Il faut signaler tout d’abord que pendant cette période ni Hadj Hamidou DJAÏDIR ni Sid-Ahmed SERRI n’avaient encore repris la charge de dispenser leur précieux savoir au sein d’El-Mossilia depuis l’Indépendance.

2. Ensuite et surtout, l’enseignement qui était alors prodigué dans les deux groupes était axé essentiellement sur l’apprentissage de « Inqilabate » et « Insirafate » sans embrasser la pratique de la « Nouba » andalouse comme je l’aurais souhaité.

Cela se fera bien plus tard, à partir des années 1967/68 avec la réorganisation structurelle de cette première grande Association du pays, en empruntant des méthodes scolastiques imposées par des impératifs liés notamment au premier Festival de la Musique Classique Algérienne initié par le Ministère de l’Information et de la Culture durant cette période.

Mais ce sera malheureusement trop tard pour moi puisque j’étais déjà de retour à Mostaganem après avoir brandi la menace de ma démission pure et simple à l’intention du Ministère des Finances si j’étais maintenu en résidence à Alger.

Me voici donc de retour au bercail où, plus de trois ans après l’Indépendance, aucune institution à caractère culturel n’avait vu le jour. C’était le statu quo ante, autrement dit, le désert parfait, hormis quelques spectacles sporadiques animés de temps à autre par des formations étrangères à la région bien entendu.

La plupart des mariages et fêtes familiales étaient animées par des chanteurs « chaâbis » du cru. Cependant les familles aisées se faisaient encore un point d’honneur de se distinguer en invitant des orchestres de la capitale ou de la ville des roses à la grande satisfaction de la population locale. Et comme toujours, tous les genres musicaux étaient concernés : andalou, chaâbi, haouzi, âroubi, il y avait pour tous les goûts.

S’agissant de mon passage à « El-Mossilia », force est de reconnaître qu’il ne m’a pas été donné de retirer un grand profit dans le domaine technique tout au moins. Si ce n’est, bien sûr les liens d’une amitié sincère avec le regretté Hadj Mohamed BENSEMMANE qui aura l’idée géniale de me mettre en contact dès 1969 avec un grand maître de l’andalou en la personne de son cousin, le regretté Hadj Omar BENSEMMANE et le fils de celui-ci, Yassine comme il sera relaté ci-après. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Et de fait, dans le courant de l’année 1966, c'est-à-dire moins d’une année après avoir quitté Alger et El-Mossilia, j’eus l’agréable surprise de recevoir à Mostaganem par un bel après midi d’été la visite amicale de Hadj Mohamed BENSEMMANE accompagnés de cinq anciens camarades de Mossilia, tous munis bien entendu de leurs instruments de musique.

Je fus bien sûr très sensible à cette marque d’attention, et nous pûmes passer ensemble trois ou quatre jours que nous mîmes à profit pour recréer tous les soirs, chez moi après dîner, l’ambiance des répétitions que nous avions coutume d’animer au local du 27 de la Rue Mogador.

C’est approximativement durant cette même année que, sous la houlette du regretté Abdelkader BENDERDOUCH, le Syndicat d’Initiative et du Tourisme de Mostaganem entreprit d’organiser dans la salle des fêtes du Centre Spécialisé de Sayada un concert public animé par El-Mossilia d’Alger dirigée cette fois, par Sid-Ahmed SERRI avec la participation du célèbre violoniste de la R.T.A. Hadj Mustapha KASDALI entre autres. La manifestation devait remporter un succès éclatant et restera gravé dans toutes les mémoires.

Cependant je ne saurais résister au besoin de rapporter à ce sujet une petite anecdote qui me tient encore à cœur et que je ne suis pas prêt d’oublier :

Pour couvrir les frais de prise en charge d’une quarantaine de personnes – (entre musiciens et surtout un grand nombre d’accompagnateurs) – ayant fait le déplacement par autocar spécial, les droits d’entrée ont été fixés à quinze dinars par personne, ce qui représentait tout de même un effort non négligeable. Mais c’est sans l’ombre d’une hésitation que je me suis empressé d’acheter trois billets d’entrée : pour mon père, pour mon fils Fodil âgé alors de neuf ans, et pour moi-même, soit la coquette somme de quarante cinq dinars. Une petite folie en somme, mais pour quelle raison me diriez-vous.

Tout simplement, à cette occasion je n’ai pu m’empêcher de faire une relation directe entre cette manifestation artistique et le souvenir amer que j’ai encore en mémoire de n’avoir pas eu les moyens me permettant d’assister un certain soir de 1950 à un concert mémorable donné à Mostaganem par cette même Association dirigée alors par le grand Maître Si Mohamed FAKHARDJI dans les salons d’honneur du Grand Hôtel. Dans mon esprit, en agissant de la sorte, j’avais l’impression de prendre ma revanche sur l’adversité dont j’ai eu tellement à souffrir durant mon adolescence.

D’une certaine manière je sortais vainqueur d’un combat inégal dans lequel la dernière manche était à inscrire à mon actif. Hamden Laka Ya Ilahi ! Un grand merci à Vous, Seigneur !

Mais il était dit que ces années post-Indépendance ne s’achèveraient pas sans voir se produire un évènement sans précédent qui ne manquerait pas, à coup sûr, d’avoir des répercussions sur la vie artistique et culturelle chez tous les mélomanes et amateurs de musique andalouse à Mostaganem.

En effet après des sommités de l’envergure des maîtres Dahmane BENACHOUR, Hadj MAHFOUD, Hadj Abdelkrim DALI, Abderrahmane BELHOCINE et Sid-Ahmed SERRI – (pour ne citer que ceux versés dans l’andalou) – voici que la cité de Sidi Lakhdar recevait pour la toute première fois dans son histoire celui qui allait devenir la coqueluche adulée des Mostaganémois en la personne du Maître Hadj Mohamed KHAZNADJI.

Dans le même temps, le disciple de Abderrahmane BELHOCINE ne manquera pas d’éprouver à son tour le coup de foudre en succombant au charme de cette ville si ouverte, si accueillante mais oh combien intransigeante sur le respect des traditions culturelles et civilisationnelles qui font son orgueil et sa fierté depuis des lustres avec une rigueur digne des plus vieilles métropoles d’arts et d’histoire du pays.

L’initiative était due à mon vieil ami Ismet BENKRITLY, un passionné de musique andalouse, à l’occasion du mariage de l’un de ses neveux célébré en grande pompe dans un cadre enchanteur des mille et une nuits, au niveau de la verdoyante Vallée des Jardins – (Debdaba) -- située à moins de trois kilomètres du Centre-Ville.

Ce devait être en 1968 si je ne m’abuse. Et pour la circonstance KHAZNADJI s’était fait accompagner par le regretté Boualem au violon-alto, du virtuose de la snitra Hassène BENCHOUBANE, du regretté Mustapha BOUTRICHE à la mandole, du sympathique Sid-Ali au tar et du regretté Yahia à la derbouka

Ce serait évidemment faire injure à cette étoile montante que de s’interroger sur l’écho de ce premier face à face avec les Mostaganémois tant il est vrai que la soirée a été un succès grandiose et l’impact sur la population d’une ampleur jamais égalée.

En tout cas ce premier test de KHAZNADJI à Mostaganem constituait sans conteste l’évènement de l’année que les innombrables « fans » n’étaient pas prêts d’oublier de sitôt.

Une belle et authentique histoire d’amour venait de voir le jour. Et ce sera sûrement aux antipodes de l’avis de Victor HUGO qui se lamentait tristement un jour, disant : « Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses … l’espace d’un matin … », car après quatre décennies encore, cette merveilleuse aventure entre le Maître et ses milliers d’admirateurs et de « fans » est toujours d’actualité.

Cependant, est-ce à dire qu’à cette période l’importance numérique de ces fans était réellement de nature à propulser Mostaganem aux côtés des villes-phares qui partagent leur passion pour le raffinement et les subtilités de l’art de Ibrahim et de Ishaq El-Maoussili ? Il serait peut-être trop tôt, voire présomptueux de le penser.

Certes Mostaganem compte parmi les villes les plus portées sur moult disciplines artistiques et culturelles au nombre desquelles la musique se taille globalement la part du lion. Qu’il s’agisse de chaâbi issu du moghrabi, de prose rimée et rythmée appelée melhoun ou encore de âsri-moderne, il est indéniable que la Perle du Dahra représente un terroir idéal en la matière et nul ne saurait lui contester la place et le rôle prépondérants qu’elle a toujours assumés dans le sérail.

Mais force est d’admettre qu’en cette fin des années soixante les vrais amateurs de musique classique andalouse n’étaient pas légion dans la patrie de Sidi Belkacem et de Sidi Saïd et que numériquement parlant, leur densité ne saurait soutenir la comparaison avec les « mordus » de la musique chaâbie.

Cela est un fait bien établi. Que de fois ai-je relevé que parmi ceux qui se disaient tout acquis à la « cause » andalouse, un grand nombre d’entre eux l’étaient beaucoup plus par snobisme que par une passion réelle pour cette forme d’expression artistique. D’ailleurs j’en aurai bientôt la confirmation lorsque le Nadi amorcera son virage historique dans la voie de la diffusion et de la divulgation de cette musique savante. A présent nous n’en sommes pas encore là.

Néanmoins il serait pour le moins malhonnête de dissimuler ou de ne pas reconnaître le rôle éminent de pionnier joué dans ce domaine par des hommes admirables comme Dahmane BENACHOUR de Blida, Abderrahmane BELHOCINE d’Alger et Si Habib BENTRIA de Mostaganem entre autres dans ce travail de préparation du terrain pour un avenir pas très lointain et la réalisation de vieux rêves considérés encore comme insensés par les plus optimistes.

Ils auront eu le mérite de façonner le terreau dans lequel viendrait bientôt s’implanter le souffle encore chaud de la vieille Andalousie des ancêtres, si lointaine et si proche à la fois.

De ce point de vue, ils ont accompli un travail psychologique, sociologique et sensoriel d’une importance capitale en forgeant un public de plus en plus intéressé et réceptif aux magnifiques arabesques toute en couleurs qui ornent les mille et une facettes de la nouba andalouse.

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