vendredi 1 janvier 2010

La musique andalouse à Mostaganem (Extraits des mémoires par Moulay ahmed BENKRIZI)

La Seconde Guerre mondiale n’avait pas encore fait son apparition et aucun signe précurseur ne laissait entrevoir l’imminence du danger au sein de la population, absorbée qu’elle était par les difficultés matérielles de la vie quotidienne. Une existence morose marquée par l’abondance des produits et la faiblesse d’un pouvoir d’achat constamment érodé par un chômage chronique qui affectait la majeure partie de la population autochtone en priorité.

Tel était le cadre de vie d’une population qui souffrait en silence, sans se lamenter mais ne perdant jamais espoir en des jours meilleurs. De ce point de vue, mon père ne faisait pas exception. Il exploitait une petite échoppe de cordonnerie artisanale située au niveau de la Rue du 2ème Tirailleur , ce qui nous assurait un train de vie tout juste moyen, et encore. Mais qu’à cela ne tienne. Nonobstant la précarité de notre situation économique, mon père qui n’avait même pas son C.E.P. – (Certificat d’Etudes Primaires) -- savait tout de même lire et écrire couramment en français et même un petit peu en arabe, ce qui était plutôt rare en ces temps là. Aussi décida-t-il de me faire scolariser à l’âge de six ans en 1938 au … Collège René Basset fréquenté presque exclusivement par les enfants de riches colons de la région.

A ce sujet, je dois préciser qu’à l’époque, le Collège assurait la couverture des enseignements primaire, moyen et secondaire simultanément. Mais la décision de mon père n’était pas fortuite ou irréfléchie et ne répondait pas en tout cas à des préoccupations superficielles ou ostentatoires comme on pourrait le penser. A cet effet il convient de souligner que l’enseignement primaire dispensé au Collège était payant et de ce fait, considéré à tort ou à raison comme étant de meilleure facture que celui qui était prodigué gratuitement au niveau des écoles primaires communales.

C’est donc à force sacrifices et moult privations que le budget familial parvenait à supporter tant bien que mal la surcharge qui lui était imposée et dont j’étais la cause bien malgré moi.

J’appréhende mieux à présent, et non sans une émotion difficilement contenue, le grand mérite de mon pauvre père qui n’avait pas hésité à se saigner à blanc pour me donner une instruction sans commune mesure avec celle qu’il avait reçue lui-même.

Autre point positif à l’actif de mon père au sujet de l’éducation qu’il entendait m’administrer : Il ne me permettait pas de rester à la maison pendant mes heures libres, ni de peupler les rues avec les enfants de notre quartier après la sortie du Collège. C’était donc dans la boutique paternelle que j’apprenais mes leçons et rédigeais mes devoirs sous sa surveillance. Et je dois avouer que je me plaisais assez à ce rythme de vie où, dès l’âge de six ans, je côtoyais déjà des adultes et m’imprégnais précocement de leur langage empreint de sagesse et de bon sens.

Parmi ceux-ci, je me souviens d’un grand personnage très élégant, qui avait pour habitude de passer de longues heures dans notre magasin de chaussures, en compagnie de mon grand-père, sirotant paisiblement un thé à la menthe et tenant un langage tout à fait incompréhensible pour moi sur la poésie, le melhoun, le moghrabi, que sais-je encore !

Ce personnage si imposant et si érudit à mes yeux n’était autre que le Cheikh Hadj Belkacem Ould-Saïd, (Photo ci contre) maître incontesté du « Aroubi », du « Haouzi » et du « Medh ». Aucune fête familiale, circoncision ou mariage à Mostaganem n’étaient concevables sans sa participation effective. Il était en cela le digne successeur du grand Cheikh Si Mohamed BENDADA (1846 – 1910) de Mostaganem.

Pendant ce temps, au pays de Sidi Lakhdar Benkhlouf et de Abdelkader Bentobdji, il n’était pas rare de retrouver un point commun propre à deux corporations d’artisans, à savoir : les coiffeurs et les cordonniers. La tradition voulait que les uns et les autres détinssent dans leurs échoppes respectives un instrument de musique ; le plus souvent une mandoline de préférence ou un banjo le cas échéant qu’ils utilisaient personnellement pour meubler leurs temps morts ou qu’ils mettaient volontiers à la disposition de leur clientèle pour mieux l’attirer.

On remarquera au passage l’attrait de la publicité chez nos braves artisans bien avant l’apparition du phénomène de marketing moderne dans les sociétés développées, mais ceci nous écarte du sujet qui nous intéresse.

C’est ainsi qu’un jour de cette année charnière 1938, quelqu’un vint proposer à mon père une vieille mandoline italienne d’occasion en très bon état. L’offre était alléchante bien que le prix demandé le fût moins. En fait, le vendeur exigeait huit «Douros» . Il fallait bien convenir que le prix n’était pas donné. Aussi, mon père était-il hésitant tant il est vrai que ce n’était pas l’envie qui lui manquait de se mettre au diapason si je puis dire, avec ses autres collègues de la profession. Mais après de longues tergiversations, les dés étaient jetés : « Alea jacta est » comme dirait Jules César.

Il fit donc l’acquisition de la petite merveille tant convoitée, à la grande satisfaction des habitués du petit atelier de cordonnerie et des deux ouvriers employés chez mon père dont le plus âgé n’était autre que Hadj Ghali Ould-El-Bey, accompagnateur attitré du Cheikh Hadj Belkacem Ould-Saïd à la derbouka ou à la kouitra et homme très spirituel doté d’un humour incomparable.

Ce fut une véritable aubaine pour le malicieux bambin de six ans que j’étais, car malgré la crainte et le respect que j’éprouvais pour mon père vénéré, je m’arrangeais toujours pour enfreindre l’interdiction qu’il m’imposait de toucher au petit bijou en raison de sa grande fragilité et des risques inhérents à toute manipulation maladroite. De plus je fus servi par une chance inouie en profitant de la présence providentielle et quasi-quotidienne dans notre boutique, du Cheikh Hadj Belkacem qui, ayant remarqué tout l’intérêt que je portais à la « chose », se mit en devoir de me montrer spontanément l’art et la manière de tenir un instrument de musique entre les mains et l’emplacement des touches sur le manche pour obtenir des sons différents. Il n’en fallut pas davantage. Ce fut le point de départ d’une longue aventure entre la « snitra » et moi.

Il faut dire que les débuts étaient plutôt hésitants et maladroits ; et les rappels à l’ordre de mon paternel encore plus fréquents. Mais tenant compte de l’avis et des conseils du Cheikh qui avait constaté l’engouement que j’éprouvais pour cette discipline, il décida de me faire confiance, tout en subordonnant son autorisation aux résultats scolaires que j’étais tenu de ramener du Collège.

Les progrès enregistrés par mon doigté étaient encourageants et mes notes de classe non moins prometteuses Je me rappellerai toujours les premiers airs que j’avais réussi à exécuter en exerçant mes petits doigts sur des touches de plus en plus « dociles » ; c’était une mélodie légère très en vogue dans toutes les écoles et dont les premières paroles étaient « Une fleur au chapeau, à la bouche une chanson »

Mon père n’en croyait pas ses yeux, ou plutôt ses oreilles tandis que moi, j’éprouvais un immense sentiment de fierté que je ne pouvais dissimuler, et pour cause. Mais évidemment, c’était loin d’être suffisant. Mon ambition démesurée me poussait toujours à vouloir jouer autre chose enfoui dans mon esprit et que je ne pouvais extérioriser à mon gré. J’ambitionnais de jouer d’une façon plus mesurée et surtout moins anarchique, un peu à la manière des musiciens qu’il m’avait été donné d’admirer dans notre cordonnerie.

C’est ainsi que fort des progrès non négligeables réalisés, l’envie me prit d’essayer mes capacités toutes fraîches sur des … « Istikhbars ». Et là je dois dire que les difficultés prenaient d’autres dimensions que je n’avais pas soupçonnées. Je dus donc marquer le pas durant une longue période au terme de laquelle j’eus l’immense bonheur d’interpréter plus ou moins correctement tous les « Istikhbarate » que j’avais coutume d’écouter. Je m’aperçus donc que petit à petit, je maîtrisais de mieux en mieux « mon » instrument qui avait enfin décidé de me livrer tous ses secrets ou … presque.

Mais l’histoire de cette mandoline ne s’arrête pas là. Elle sera appelée à m’accompagner dans toutes les pérégrinations entreprises durant ma vie entière et, jusqu’à présent, elle continue d’occuper une place de choix dans une armoire et … dans mon cœur surtout.

D’ailleurs nous la retrouverons bien plus tard lorsqu’elle servira de point de départ à mon fils aîné Fodil pour son apprentissage de la musique, et après lui, à son frère cadet Fayçal.

Ainsi, sa présence sera perçue comme un déclic ayant favorisé l’éclosion de vocations en herbe qui, sans elle, seraient restées peut-être inexploitées.

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